L’Arctique : entre enjeux géopolitiques et urgence climatique
- oikosreimsneoma
- 24 févr. 2022
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Updated: Aug 15, 2021

Le 22 décembre 2020, la Cour suprême norvégienne a entériné l’attribution de licences d’extraction pétrolière en Arctique. Cette décision, qui fut dans un premier temps prise par le gouvernement d’Oslo, rencontra de nombreuses oppositions d’ONG. Ces dernières dénonçaient l’incompatibilité entre l’exploitation pétrolière et la préservation d’une région polaire déjà fragilisée par le réchauffement climatique. La Norvège, se présentant pourtant au reste du monde comme un modèle dans la lutte contre le dérèglement climatique et dans la transition énergétique, cherche ainsi à accroître sa manne pétrolière. Cette ambivalence norvégienne illustre deux enjeux majeurs de la région Arctique : les ressources minières et pétrolières gigantesques qui attisent les ambitions économiques des Etats et la nécessité urgente de préserver un écosystème et une biodiversité menacés par un dérèglement climatique de plus en plus rapide. L’Arctique, qui commence au cercle polaire arctique, est une région polaire partagée entre huit Etats : la Russie, la Suède, la Finlande, le Danemark par le biais du Groenland, l’Islande, la Norvège, les Etats-Unis avec l’Alaska et le Canada. En 1996, le Conseil de l’Arctique, composé des 8 pays Arctiques et 5 pays observateurs non arctiques (Allemagne, Pologne, Royaume-Uni, Pays-Bas et Japon), est créé avec une vocation environnementale forte. Bien que souvent pensée comme une région inhabitée à l’instar de l’Antarctique, 4 millions de personnes vivent en Arctique et sont eux-aussi à la recherche de croissance et de création de richesses. Il faut alors penser l’Arctique en deux entités distinctes : l’Arctique terrestre et l’Arctique maritime. En effet, les enjeux géopolitiques, économiques et climatiques soulevés ne sont pas les même entre ces 2 Arctiques.
Ainsi, la région polaire Arctique est aujourd’hui au cœur des réflexions géopolitiques des Etats, tant à cause de la pression climatique croissante sur son environnement, que pour les enjeux économiques et stratégiques qu’elle constitue pour de nombreux Etats majeurs tels que la Russie, les Etats-Unis et la Chine.
Une région sévèrement menacée par le réchauffement climatique
L’Arctique est une des régions du monde où le dérèglement climatique est le plus visible. Elle se réchauffe six à sept fois plus rapidement que n’importe quel autre territoire du globe. En conséquence, l’Arctique fond extrêmement rapidement. Les scientifiques prédisent même une disparition totale de la banquise Arctique en été dès 2030. En 2013, la NASA (l’agence spatiale américaine) publie des photos satellites du Pôle Nord montrant une banquise historiquement réduite. Cette dernière perd 12,8 % de sa surface tous les 10 ans. De plus, les glaciers et le permafrost (terres gelées) fondent anormalement vite, ce qui pourrait avoir des conséquences désastreuses. En effet, alors que nous connaissons une température supérieure d’1,1 degrés par rapport à l’ère préindustrielle, les experts préviennent que si le seuil des 1,5 degrés est franchi, alors une dynamique irréversible de fontes et de déstabilisations sera enclenchée. La disparition de la calotte glacière du Groenland, du permafrost et de la banquise sera accélérée. Ce processus de fonte prématurée de la banquise, qui connait déjà ses prémices aujourd’hui, explique le réchauffement exponentiel de l’Arctique. La banquise agit comme un miroir et renvoie les rayons dans l’atmosphère. Une fonte de celle-ci a pour conséquence des mers plus sombres qui captent les rayons du soleil au lieu de les refléter. Ainsi, les mers, et par ricochet les régions alentours, se réchauffent. Par ailleurs, la disparition progressive de la calotte glacière accentue le phénomène de la montée des eaux et la fonte du permafrost libère dans l’atmosphère du méthane (gaz à effet de serre plus puissant que le CO2) ainsi que des virus jusque-là bloqués par la glace. En somme, l’Arctique et sa préservation sont cruciaux pour l’équilibre climatique planétaire. Ainsi, il est clair que de nombreux défis environnementaux sont à relever dans les plus brefs délais pour préserver, protéger et sauver la région Arctique.
Les risques climatiques et environnementaux en Arctique ont aussi une répercussion forte et directe sur nos économies et nos sociétés. Par exemple, sur l’aspect humain et social, une augmentation d’un mètre du niveau de la mer submergera une partie de la ville du Havre et de ses infrastructures industrielles et maritimes. Un déplacement des populations sera alors inévitable et la vie de nombreuses personnes sera en danger. Sur le volet économique, la fonte de la banquise transforme et détruit la biodiversité marine arctique. Ainsi, la pêche sera considérablement impactée car les ressources halieutiques diminueront. L’économie maritime n’en sera donc que fragilisée.
Même si une prise de conscience collective émerge, les conséquences climatiques désastreuses sont déjà visibles. Une protection de l’Arctique semble donc être une priorité. Une coopération régionale voire internationale pour limiter les activités extractives en Arctique peut être envisagée ? En effet, pourquoi ne pas réitérer le travail que Michel Rocard a effectué pour la préservation de l’Antarctique lorsqu’il était ambassadeur des pôles ? Ce dernier a œuvré pour sanctuariser le pôle Sud et a initié le protocole de Madrid de 1991. Ce protocole classe l’Antarctique au patrimoine mondial de l’humanité et par conséquent y interdit toutes les activités autres que le tourisme et les recherches scientifiques. Néanmoins, à l’inverse du pôle Sud, l’Arctique est un territoire habité et donc le consensus trouvé pour l’Antarctique n’est pas applicable au pôle Nord. Les populations n’accepteront pas de renoncer à des projets miniers, énergétiques ou d’infrastructures vitaux pour leur développement économique. Les grandes puissances, quant à elles, ont des intérêts économiques de premier plan en Arctique. Par exemple, la Russie possède 80 % de sa production gazière, 20 % de sa production pétrolière et 100% de ses terres rares dans la région. Ainsi, un consensus basé sur le modèle du protocole de Madrid n’est pas envisageable, d’autant plus que les Etats voient dans le réchauffement climatique des opportunités économiques, commerciales, énergétiques et minières majeures. Paradoxalement, les conséquences climatiques évoquées accentuent le développement des activités industrielles et commerciales qui accélèrent la déstabilisation climatique en Arctique. Autrement dit, la lutte efficace pour la sauvegarde de l’écosystème de l’Arctique ne représente pas une priorité pour les acteurs de la région.
Un pôle stratégique à l’origine de concurrences internationales fortes
Au-delà des urgences climatiques auxquelles fait face l’Arctique, la région redevient centrale dans les politiques économiques et étrangères des Etats. Selon Mikaa Mered, professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’ILERI, 2007 est l’année charnière où une véritable prise de conscience stratégique et environnementale émerge vis-à-vis du pôle Nord. La perception de l’Arctique des acteurs internationaux va être profondément modifiée par six évènements successifs de l’année 2007. Le 9 Juillet, le premier Ministre canadien de l’époque, Stephen Harper, annonce lors de son discours sur la « défense de la souveraineté canadienne en Arctique » la construction d’un port en eaux profondes dans la région. Quatre jours plus tard, Total et Gazprom (entreprise pétrolière russe) signe un accord de développement d’un gisement gazier arctique offshore. Le 2 août, le scientifique et vice-président du Parlement russe Artur Chilingarov dépose, en réponse au drapeau américain planté sur la Lune en 1969, un drapeau russe au fond de l’océan Arctique. Le 21 août, de nouvelles opportunités commerciales sont envisagées avec l’annonce de l’ouverture à la navigation du passage du Nord-Ouest par l’Institut polaire norvégien. Sur le volet environnemental, l’Agence spatiale européenne et le NSDIC américain (National Snow and Ice Data Center) alertent sur une fonte historique de la banquise arctique en été le 14 septembre. Le 10 décembre, Al Gore, ancien candidat à la présidentielle américaine de 2000 face à Bush Fils, prédit lors de son discours de remise du prix Nobel de la Paix la fonte totale de l’océan Arctique en été à partir de 2013. Même si les faits ne lui ont pas donné raison, la pression du réchauffement climatique reste extrêmement forte et l’hypothèse d’Al Gore pourrait se concrétiser dans les années à venir. Ainsi, l’ensemble de ces évènements procure une dimension stratégique, économique et géopolitique de premier plan à l’Arctique. De plus, les rivalités et la compétition entre grandes puissances se sont accrues lors des dix dernières années. L’analyse de la gestion des routes commerciales et logistiques arctiques illustre la compétition interétatique dans la région. En effet, l’autoroute maritime arctique qui devrait émerger dans les 20 prochaines années à cause de la fonte des glaces représente un véritable enjeu économique et de puissance. La Russie, première puissance en Arctique, construit des ports en eaux profondes et des bases militaires pour sécuriser ses territoires ainsi que ses activités extractives. Grâce à ses nombreuses infrastructures portuaires, la Russie contrôle une route commerciale reliant l’Europe à l’Asie par le passage du Nord- Est. L’Arctique étant vitale pour son développement économique et commercial, le gouvernement russe et les grandes entreprises gazières et pétrolières russes investissent massivement dans la région.
Cependant, les rivalités actuelles portent en partie sur la souveraineté du passage du Nord-Est. En effet, même si la Russie revendique la souveraineté sur les eaux de la route arctique du Nord-Est, celles-ci restent aujourd’hui des eaux internationales. De plus, cette route permet une réduction majeure des temps de navigation entre le Pacifique et l’Atlantique, une baisse des coûts de carburant et le passage n’impose aucune contrainte de taille aux bateaux contrairement au canal de Suez. Ainsi, entre revendications russes, perspectives économiques et commerciales et juridictions internationales, la compétition maritime entre Etats arctiques mais aussi non arctiques se développe rapidement.
La militarisation de la région illustre ce phénomène. La Russie, premier acteur militaire en Arctique, mène une politique défensive dans la région pour sécuriser son territoire et ses espaces maritimes. A cette fin, Vladimir Poutine a créé une force spéciale arctique de 6000 hommes pour veiller sur l’Arctique russe. Une politique de rénovation des infrastructures militaires héritées de la Guerre Froide est mise en place et de nouvelles bases sont construites. Ces politiques portent le nombre de bases opérationnelles russes en Arctique à 27, soit deux fois plus qu’il y a 15 ans. Un renforcement de la marine est aussi à observer. A l’inverse, la Chine, Etat non arctique, mène une politique offensive. La Chine investit beaucoup dans la recherche scientifique en Arctique. En 1992, l’Empire du milieu a organisé un programme de recherche de 5 ans avec les universités de Bremen et de Kiel portant sur l’ouverture des passages arctiques. En 1994, Pékin achète un brise-glace ukrainien (navire utilisé pour naviguer dans les eaux prises dans la banquise) pour mener à bien des recherches scientifiques polaires avec la Chinese Arctic and Antarctic Administration. La recherche scientifique et les partenariats académiques avec les Etats arctiques sont donc utilisés comme un moyen d’influence et de présence au pôle Nord. Par ailleurs, la Chine entretient des rapports diplomatiques importants dans la région notamment avec l’Islande. Des accords énergétiques et scientifiques bilatéraux entre ces deux Etats ont été conclus. Dans le domaine économique et énergétique, la Chine travaille avec des acteurs miniers, pétroliers et gaziers. Elle exploite conjointement avec l’entreprise canadienne Wesco un gisement de fer situé au Nunavut (territoire arctique situé dans le Nord du Canada) et investit dans des projets d’exploitations minières et pétrolières. De plus, une coopération sino-russe sur le plan énergétique et commerciale est à l’œuvre. La signature d’un accord bilatéral pour la navigation en Arctique et pour le développement de la route maritime du Nord-Est entre Sovcomflot (société russe de transport) et la China National Petroleum Corporation montre cette volonté de rapprochement entre les deux puissances en Arctique. Le pôle Nord connait donc des transformations stratégiques et économiques majeures dues à des investissements massifs des puissances étatiques et privées dans la région.
Ainsi, l’Arctique connait des bouleversements environnementaux majeurs à cause d’un réchauffement climatique de plus en plus prononcé. La fonte des glaces fragilise les écosystèmes et menace, à terme, des vies humaines. Il est donc nécessaire de trouver des solutions politiques et juridiques pour préserver le pôle Nord et limiter la hausse des températures aux conséquences irrévocables. Paradoxalement, le dérèglement climatique crée de nouvelles opportunités économiques et commerciales qui attisent les ambitions des Etats arctiques et non arctiques. Les enjeux stratégiques, politiques et sécuritaires qui en résultent alimentent des rivalités territoriales et maritimes dans la région. Ainsi, des enjeux géoéconomiques arctiques soulevés par le réchauffement climatique ne permettent pas de trouver un consensus régional et international visant à limiter voire à interdire les activités extractives dans la région. L’enjeu premier sera donc de préserver l’environnement grâce à des coopérations internationales tout en prenant en considération les nécessités économiques des Etats.
Sources :
Les Mondes Polaires de Mikaa Mered
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